CHAPITRE DIX
Quand Zoé l’eut quitté – en le laissant avec un flacon de café, une livre de sucre, un pot de crème, un paquet de cigarettes et deux livres de tuiles au chocolat — Qwilleran fit le bilan des informations qu’elle lui avait communiquées. Sa nervosité indiquait qu’elle était inquiète. Lorsqu’il lui avait demandé si quelqu’un d’autre avait une clef de la galerie Lambreth, elle avait bredouillé. En outre, elle reconnaissait ne pas avoir tout dit à la police et elle prétendait avoir oublié l’existence d’une peinture d’une valeur assez considérable pour fournir un éventuel motif au meurtre.
Il monta au premier étage préparer le dîner de Koko et découpa lentement la viande en pensant aux autres implications de l’affaire Lambreth. Qu’avait voulu insinuer Sandra en prétendant qu’il s’agissait d’un « crime passionnel » ? Et comment relier cela avec la disparition du Ghirotto ? Il y avait aussi le vandalisme à prendre en compte et Qwilleran s’avisa que le tableau manquant tombait dans la même catégorie que les œuvres endommagées : il représentait également une femme.
Il ouvrit la porte de la cuisine et regarda dehors. La nuit était sombre. Il alluma la lampe extérieure, diffusant une faible lueur jaune sur l’escalier de service. Qu’avait donc son propriétaire contre un éclairage convenable ? Il se souvint d’avoir vu une torche électrique dans un placard. C’était une torche puissante, à long manche chromé. Tout ce que possédait Mountclemens était de première qualité. Sous les faisceaux lumineux, il constata que les marches étaient gelées et décida de remettre au lendemain la suite de ses investigations. Quand il ferait jour, il pourrait emmener Koko avec lui.
Le soir venu, il sortit pour dîner dans un restaurant italien voisin où la serveuse brune lui rappela Zoé. Il revint à la maison jouer à moine au-vole avec Koko et les sauts du chat lui rappelèrent la danseuse de ballet. Il alluma le radiateur à gaz et feuilleta un livre d’économie politique qu’il avait acheté d’occasion au Club de la Presse. Les statistiques qui y figuraient lui firent penser à Six-O, deux, quatre, six, huit, trois... ou était-ce cinq ?
Le dimanche matin, il alla rendre visite à Ciseau. L’atelier de l’artiste était aussi triste que son environnement le laissait prévoir. Le dernier occupant avait maculé de graisse les murs et le sol de la bâtisse. Un tas de ferraille encombrait l’entrée.
Après avoir frappé sans obtenir de réponse, Qwilleran se fraya un chemin au milieu des articles de rebut les plus hétéroclites : vieux pneus, morceaux de verre, fragments architecturaux, boîtes de conserve de toutes tailles et de toute nature, portes et fenêtres démontées, tuyaux de plomb. En outre, il remarqua une voiture d’enfant sans roue, une grille de jardin rouillée et une tête de lit en bois peint, dans le style à la mode en 1930.
Suspendu au plafond, un réchaud à charbon dispensait chaleur et fumée, tandis qu’un courant d’air glacé vous gelait les pieds. Également suspendu au plafond se trouvait un lustre en cristal d’une incroyable beauté.
Enfin, Qwilleran vit l’artiste. Sur une estrade, à l’extrémité de l’atelier, se dressait une Chose monstrueuse, constituée de vieux morceaux de bois, de plumes d’autruche et de petites lamelles de métal brillant. Ciseau fixait deux roues de voiture d’enfant à la tête du monstre.
Il fit tourner ces roues et recula. Sous un éclairage adéquat, les rayons se mirent à briller et se transformèrent en des yeux malveillants.
— Bonsoir, dit Qwilleran, je suis un ami de Zoé. Vous devez être Ciseau ?
Le visage illuminé par le feu de la création, l’artiste paraissait en transe. Sa chemise et son pantalon étaient couverts de taches de graisse et de peinture. Sa barbe avait besoin d’être taillée et ses cheveux étaient hirsutes. Néanmoins, c’était une belle brute, avec des traits réguliers et un physique enviable. Son regard de braise balaya Qwilleran sans le voir et se retourna vers la chose.
— Lui avez-vous donné un nom ? demanda le journaliste.
— Trente-six, dit Ciseau qui se prit la tête entre les mains et éclata en sanglots.
Qwilleran attendit patiemment qu’il se calmât, puis il reprit :
— Comment créez-vous ces œuvres d’art ? Quelle est votre technique ?
— Je les vis, dit Ciseau. « Trente-six » est-ce que je suis, étais et serai. Hier n’est plus et qui s’en soucie ? Si je mets le feu à cet atelier, je vis... dans chaque flamme, flambante, fumigène, fulgurante...
— Avez-vous une assurance contre l’incendie ?
— Si j’en ai une, tant mieux. Si je n’en ai pas, qu’importe ? Tout est relatif. L’homme aime, hait, pleure, joue, mais que peut faire un artiste ? Boom-Boom ! C’est ainsi que tout finit. Le monde de l’au-delà, le monde de l’au-delà !
— Un concept cosmique, approuva Qwilleran, mais les gens comprennent-ils vos idées ?
— Ils usent leur cervelle à essayer, mais je sais, vous savez, nous savons tous... que savons-nous ? Rien !
Dans son exaltation, Ciseau se rapprocha du journaliste et Qwilleran recula discrètement.
— Ciseau, vous semblez pessimiste, mais votre succès à la galerie Lambreth ne vous a-t-il pas aidé à prendre une attitude positive à l’égard de la vie ?
— Femme, fausse, folâtre et faible ! Je lui ai parlé. Elle m’a répondu. Nous avons communiqué.
— Savez-vous que son mari est mort assassiné ?
— Nous sommes tous morts. Morts, comme des poignées de porte !
Il bondit sur ses pieds et se mit à hurler :
— Morts comme des poignées de porte !
Puis il commença à fouiller fébrilement au milieu d’un tas de ferraille.
— Merci de m’avoir reçu dans votre atelier, lui lança Qwilleran, en se dirigeant vers la sortie.
Comme il passait près d’une étagère encombrée, un éclair doré attira son regard et il se retourna pour dire :
— Voici des poignées de porte, si c’est là ce que vous cherchez.
Sur l’étagère, se trouvaient deux poignées de porte qui paraissaient en or pur. À côté, il y avait d’autres objets en métal, ainsi que des ivoires sculptés et des jades, mais Qwilleran ne s’arrêta pas pour les examiner.
La fumée émanant du réchaud lui donnait mal à la tête et il avait hâte de se retrouver à l’air libre. Il désirait rentrer chez lui et passer la fin de la journée avec Koko. Il s’attachait à ce chat et regrettait le prochain retour de Mountclemens. Il se demanda si Koko appréciait vraiment le climat culturel du premier étage ? Le plaisir de lire les manchettes de journaux et de flairer de vieux maîtres était-il supérieur à une passionnante partie de moineau-voie ? Après quatre jours, le score était de 471 pour le chat, contre 409 pour lui.
Lorsqu’il arriva à la maison, espérant recevoir un accueil chaleureux, il fut sévèrement déçu. Koko ne l’attendait pas. Il monta chez Mountclemens et trouva la porte fermée. On entendait de la musique. Il frappa.
Il fallut un long moment avant que le critique, vêtu d’une robe de chambre, répondît.
— Je vois que vous êtes de retour, dit Qwilleran, je voulais m’assurer que le chat avait eu son dîner.
— Il vient de terminer son repas et se régale maintenant d’un jaune d’œuf poché, en guise de dessert. Merci de vous être occupé de lui. Il paraît heureux et en bonne santé.
— Nous nous sommes bien amusés ensemble.
— J’ai souvent souhaité pouvoir lui apprendre à jouer au mah-jong.
— Avez-vous appris les tragiques nouvelles concernant la galerie Lambreth ?
— S’il y a eu le feu, ils ne l’ont pas volé. Cette construction en bois est une véritable boîte d’allumettes.
— Ce n’est pas un incendie, mais un meurtre.
— Vraiment ?
— Earl Lambreth. Sa femme l’a trouvé mort, dans son bureau, mercredi soir. Il avait été poignardé.
— Quelle inconvenance ! s’exclama Mountclemens, d’une voix ennuyée – ou peut-être lasse.
Il recula comme s’il se préparait à fermer la porte.
— La police n’a pas encore trouvé le coupable, reprit Qwilleran. Avez-vous une théorie ?
— Je suis occupé à défaire mes valises, déclara sèchement Mountclemens, et je me prépare à prendre un bain, rien n’est plus éloigné de mes préoccupations que l’identité de l’assassin d’Earl Lambreth.
Qwilleran redescendit, en tirant sur sa moustache, tout en se disant que Mountclemens avait le don de se montrer odieux, quand cela lui plaisait.
Un peu plus tard, il se rendit dans un restaurant de troisième ordre où il mangea mélancoliquement des boulettes de viande et une salade flétrie. À son irritation contre l’attitude de son propriétaire s’ajoutait une cruelle déception : Koko n’était pas venu pour le saluer.
En rentrant, il sentit le parfum de citronnelle, avant même d’avoir ouvert la porte et il ne fut pas surpris de trouver Mountclemens dans l’entrée, vêtu d’une veste en velours et d’escarpins italiens.
— Oh ! vous voilà, dit aimablement le critique, je descendais justement pour vous inviter à prendre une tasse de Lapsang-Souchong. J’ai rapporté une tarte Dobos d’une excellente pâtisserie viennoise de New York.
Il n’en fallut pas davantage pour que le soleil perçât les nuages qui assombrissaient l’horizon psychique de Qwilleran et il suivit son hôte.
Tout en versant le thé, Mountclemens décrivit les expositions qu’il avait vues à New York, pendant que Qwilleran laissait fondre sur sa longue, avec délices, l’onctueuse crème au chocolat du gâteau.
— Et maintenant, j’attends les détails macabres, dit le critique, du moins, je suppose qu’ils le sont. Je n’ai entendu parler de rien à New York. Permettez-moi d’ouvrir mon courrier, pendant que vous parlez.
Mountclemens avait devant lui une pile de lettres et de journaux. Plaçant chaque enveloppe sur la table, il posa sa main droite dessus, pendant qu’avec sa main gauche, il glissait le coupe-papier pour l’ouvrir et en extraire le contenu ; la plus grande partie finissait dans la corbeille à papier.
Qwilleran lui relata brièvement les circonstances qui avaient entouré le meurtre de Lambreth.
— Voilà toute l’histoire, conclut-il, avez-vous une idée sur le mobile ?
— Personnellement, je n’ai jamais compris que l’on commette un meurtre par vengeance. Infiniment plus séduisant me paraît le crime qui rapporte, mais je vois mal qui pourrait trouver profit à la disparition d’Earl Lambreth.
— J’ai cru comprendre qu’il s’était fait beaucoup d’ennemis.
— Tous les marchands de tableaux et les critiques en ont. Dans ce cas particulier, le premier nom qui me vient à l’esprit est celui de ce dragon femelle, du nom de Bolton.
— Quelle rancune pourrait-elle nourrir à l’encontre de Lambreth ?
— Il l’a frustrée d’une commande de cinquante mille dollars – ou du moins, le prétend-elle.
— Cette sculpture qui devait orner un centre commercial ?
— En fait, Lambreth a rendu un grand service au public en convainquant les architectes de confier la commande à un autre artiste. La sculpture sur métal est une mode stupide. Si nous avons de la chance, elle ne durera guère... et sera mise à mort par des praticiens tels que cette Bolton.
— Quelqu’un m’a suggéré d’écrire un article sur elle.
— Mais certainement ! Allez interviewer cette femelle, dit Mountclemens, ne serait-ce que pour votre propre édification. Portez des chaussures de tennis. Si elle a un de ses furieux accès de colère, vous serez peut-être obligé de fuir pour sauver votre vie ou esquiver les morceaux de métal en fusion.
— Elle ferait un bon suspect.
— Elle a un mobile et le tempérament, mais elle n’a pas commis le crime, je peux vous rassurer. Elle serait incapable de rien accomplir avec succès, surtout un meurtre qui réclame une certaine finesse.
— Je me suis interrogé sur ce sculpteur appelé Ciseau. Que savez-vous de lui ?
— Brillant, odoriférant et sans danger, décréta Mountclemens, au suivant ?
Quelqu’un a suggéré qu’il s’agissait d’un crime passionnel.
— Mrs Lambreth a trop de goût pour se laisser entraîner dans une aventure aussi vulgaire. À la rigueur, un coup de revolver avec une de ces élégantes petites armes féminines à crosse de nacre, mais certainement pas un coup de poignard.
Avez-vous jamais vu le portrait qu’elle a peint de son mari ? Il est aussi ressemblant qu’une photographie, sans grande complaisance.
Je remercie le ciel de m’avoir épargné cette épreuve. Non, Mr Qwilleran, je crains que votre meurtrier ne soit pas un artiste. L’expérience matérielle de plonger un instrument pointu dans la chair répugnerait à un peintre. Un sculpteur aurait une plus grande connaissance de l’anatomie, mais exprimerait son hostilité d’une manière plus acceptable pour la société : en malmenant l’argile, en frappant la pierre, en torturant le cuivre. Non, vous feriez mieux de chercher parmi les clients irrités, les concurrents jaloux ou une maîtresse abandonnée.
— Tous les actes de vandalisme que j’ai découverts ont été perpétrés à l’encontre de symboles féminins.
— Un joli sens de la discipline, dit le critique, en continuant à ouvrir son courrier. Je commence à pencher pour une maîtresse jalouse.
— Avez-vous jamais eu une raison de supposer qu’Earl Lambreth était indélicat en affaires ?
— Mon cher garçon, ricana Mountclemens, tout bon marchand de tableaux possède toutes les qualités requises pour faire un excellent voleur de bijoux. Earl Lambreth avait choisi d’employer ses talents dans une voie plus orthodoxe, mais je ne suis pas en état de vous en dire plus. Vous autres, journalistes, vous êtes tous les mêmes, une fois que vous tenez une nouvelle à sensation, vous ne lâchez prise que lorsque mort s’ensuit. Une autre tasse de thé ?
Ayant reposé sa théière en argent, il retourna à son courrier.
— Voici une invitation qui pourrait vous intéresser, dit-il, avez-vous jamais eu l’infortune d’assister à un « Événement » ?
— Non. De quoi s’agit-il ?
— C’est une soirée d’un ennui mortel, perpétrée par des artistes et infligée à un public assez jobard pour payer son entrée. Cependant, cette carte vous permettra de vous y rendre sans bourse délié et vous y trouverez probablement matière à un article. Vous vous amuserez même, peut-être. Qui sait ? Je vous conseille de porter de vieux vêtements.
L’Événement avait un nom. Il s’intitulait « Lourd, Lourd Au-Dessus De Votre Tête ». Il devait avoir lieu le lendemain soir, à l’École Penniman des Beaux-Arts. Qwilleran déclara qu’il irait.
Avant qu’il ne se retirât, Koko condescendit à faire une brève apparition. Surgissant die derrière le paravent japonais, il jeta un regard indifférent à Qwilleran et, après avoir bâillé longuement, il quitta la pièce sans se retourner.